Pourquoi Peach n'épouse-t-elle pas Mario ?

Pourquoi Peach n'épouse-t-elle pas Mario ?

Pourquoi Peach n'épouse-t-elle pas Mario ?

Peach est l’héritière d’une longue tradition de demoiselles en détresse. La princesse ne semble pourtant pas décidée à se laisser mettre la bague au doigt. Peach est-elle vraiment aussi nunuche qu’on l’imagine ? Quelles sont les raisons propres à l’histoire de Peach et Mario qui empêchent cette union d’avoir lieu ? Existe-t-il aussi des motifs commerciaux ? Est-il possible d’interpréter leur relation non seulement à travers le prisme du genre, mais aussi de la lutte des classes ? Sortons des sentiers battus pour réimaginer les jeux vidéo et leur avenir.

Le stéréotype de la demoiselle en détresse

En 2009, Anita Sarkeesian lance Feminist Frequency, une association à but non lucratif qui décrypte les médias et les tient responsables des messages qu’ils véhiculent. De 2013 à 2017, elle produit une série de vidéos YouTube intitulée Tropes vs Women in Video Games où elle analyse les principaux personnages féminins archétypaux rencontrés dans les jeux vidéo. Les tropes résultent d’associations d’idées qui assignent des connotations à valeur mélioratives ou péjoratives à des représentations. Cette codification opère comme un système de symboles qui conduit à normaliser (au sens de normer) voire naturaliser des rôles, comme celui de la demoiselle en détresse.

La Princesse Peach incarne ce stéréotype à la perfection puisqu’elle est enlevée 23 à 81 fois en fonction de la méthode employée pour comptabiliser ses disparitions, sans compter les occurrences dans les séries animées et autres fictions dérivées. 

L’objectification des personnages féminins

Gabrielle Trépanier-Jobin, professeure en jeux vidéo et industries culturelles à l’UQAM (Université du Québec à Montréal), tire plusieurs conclusions concernant le statut de la Princesse Peach. Tout d’abord, “women are indebted to the heroes who rescue them” [les femmes sont redevables auprès du héros qui leur porte secours]. Elle remarque ensuite que “Because of their ability to bear children, the princess also represents the future of the kingdom” [en raison de sa capacité à porter des enfants, la princesse représente le futur du royaume]. Ces éléments l’amènent à enfin  conclure que le trope de la demoiselle en détresse “perpetuates the old conception of women as spoils of war, as men’s properties that can be exchanged in order to cement or break alliances” [perpétue l’ancienne conception des femmes comme trophées de guerre, comme la propriété d’hommes en droit de les échanger afin de renforcer ou rompre des alliances].

Anita Sarkeesian parvient aux mêmes conclusions dès le premier épisode de Tropes vs. Women in Video Games

“the damsel trope typically makes men the subject of narratives while relegating women to the role of object. This is a form of objectification because women are being acted upon, most often becoming or reduced to a prize to be won, a treasure to be found, or a goal to be achieved”
[le trope de la demoiselle en détresse donne aux hommes le statut de sujet du récit tandis que les femmes sont reléguées au rôle d’objet. Il s’agit d’une forme d’objectification puisque les femmes subissent l’action et deviennent ou sont le plus souvent réduites à des prix à remporter, des trésors à trouver, ou un objectif à atteindre].

En somme, l’impuissance de Peach véhicule l’idée qu’en dépit de son statut social privilégié, la princesse est incapable d’assurer sa propre sécurité. Qu’est-ce qui empêche concrètement ce personnage de faire preuve de davantage de combativité ou d'ingéniosité ?

La performativité de genre comme vecteur de puissance ou d’impuissance

Les personnages féminins peuvent être classés en deux catégories : celles qui sont inoffensives et celles qui sont dangereuses. Comment les reconnaît-on ?

Performer la féminité traditionnelle : se soumettre à la puissance

Parmi celles qui incarnent les figures féminines inoffensives, on trouve le trope de la guérisseuse qui remplit généralement un rôle d'acolyte/adjuvant, qu’il s’agisse d’un personnage joueur ou non-joueur. Elle incarne la notion de care (compétence technique et émotionnelle de celles et ceux ui prodiguent des soins), et son rôle est explicité par un système de symboles.

On peut prendre en compte ses attributs physiques : une poitrine et des hanches qui suggèrent la maternité ; et vestimentaires : des tenues féminines mais pas nécessairement hypersexualisées ou, si elles le sont, qui suggèrent qu’elle n’a pas conscience du pouvoir que son corps pourrait lui permettre d’exercer (sur les hommes hétéros), qu’elle révèle son corps accidentellement, innocemment, naïvement, sans chercher à en tirer bénéfice, au point d’être victime de sa beauté. [N.d.A. : on n’est jamais “victime de sa beauté”, mais d’un agresseur] Ses poses et sa gestuelle sont autant d’indices : ni provocantes ni offensives, elles sont plutôt défensives, voire soumises. Cette performance de genre se traduit aussi par des indices auditifs : sa manière de s’exprimer, le ton de sa voix, ses cris, etc. 

Ainsi, un ensemble de codes visuels et auditifs participent à construire sa performativité de genre : une figure de la féminité quasi biblique, une figure de vierge maternelle.

Fanart de Amane Hatsura

Performer la virilité : accéder à la puissance

Les personnages féminins dangereux sont quant à elles souvent des antagonistes. Dans le cas où elles tiennent le rôle d’opposantes ou d’ennemies, leurs caractéristiques physiques (seins, vagin...) font généralement l’objet d’hyperboles destinées à les rendre monstrueuses et grotesques (cf. Sinister Seductress). Leur hyperféminité les rend menaçantes, mais leur puissance demeure très relative puisqu’elles n’existent que pour être vaincues.

Lorsqu’elles tiennent le rôle de protagonistes, leur pouvoir est généralement associé à une réappropriation de symboles virils : cheveux courts, prédominance de couleurs sombres dans les costumes, armes phalliques, etc. Cette réappropriation peut aller très loin puisque les héroïnes puissantes défient souvent les normes hétérosexistes en performant des codes/signes de la bisexualité ou du lesbianisme, déjouant alors définitivement le statut de potentielle proie du désir/pouvoir masculin. (Cf. Lara Croft, Bayonetta, Ellie...) L’empouvoirement des personnages féminins passe  ainsi, dans les jeux vidéo, par une libération sexuelle synonyme d’émancipation de l’hétérosexualité.

 

 

 

Peach : la féminité impuissante mais pourvue d’agentivité

Les jeux vidéo ne suivent pas les mêmes règles que la réalité. C’est la raison pour laquelle le statut social de Peach ne lui confère pas une capacité d’action proportionnelle à son pouvoir. Si les jeux vidéo constituent un refuge pour tant de joueurs et de joueuses, c’est parce qu’ils permettent de vivre une utopie méritocratique dans laquelle le désir (d’agir) est instantanément converti en pouvoir (d’agir), avant d’être récompensé par une reconnaissance sociale et une ascension sociale. (À l’exception de quelques sous-genres vidéoludiques, comme les empathy games.) Ce constat nous permet de demander qui, de Mario ou de Peach, profite le plus de ce système qui semble permettre, en théorie, d’éradiquer les inégalités et les injustices. Si Peach incarne à la perfection le stéréotype de la demoiselle en détresse, comment lui est-il possible de rejeter Mario à la fin de Super Mario Odyssey ?

La Princesse et le Pauvre

Les enjeux liés à la représentation de la lutte des classes sont rarement abordés en game studies. Pourtant, Mario n’est pas un personnage comme les autres. C’est l’un des rares protagonistes de jeux vidéo dont le métier fait de lui un ouvrier, un prolétaire contemporain. Mario n’est pas un chevalier, ni un assassin, ni un prince, un étudiant, un soldat, un journaliste ou le survivant d’une apocalypse : c’est un simple plombier. Ce détail, aussi anecdotique qu’il puisse paraître, permet d’envisager sa relation avec la princesse Peach comme une tentative de transgression des classes sociales et de défiance du classisme.

Mario c’est un peu ce “good guy” qui espère sortir de la “friendzone” et semble croire qu’il mérite les faveurs de Peach en récompense de ses bonnes actions. [N.d.A. Spoiler alert : l’amour ne se “mérite” pas. Il se manifeste (ou non), contrairement à ce que les jeux de simulation de drague peuvent laisser croire.] Même s’il lui reste encore beaucoup à apprendre, Mario a bien compris une chose : Peach est pourvue d’agentivité. Elle décide par et pour elle-même. En dépit de ce que son titre de “princesse” suggère, Peach est en réalité une reine, voire une impératrice puisqu’elle règne seule sur plusieurs royaumes. C’est pour cette raison que Mario lui fait directement sa déclaration au lieu de demander sa main au roi son père, puisque ce dernier n’existe simplement pas : enfant étoilée, apportée par une cigogne et adoptée par Papy Champi, elle est a priori orpheline. Le roi et la reine Champi semblent quant à eux ne posséder ces statuts qu’à titre honorifique. Le choix appartient donc entièrement à Peach.

Social Climbers Free-for-All minigame

“The minigame's title refers to a person that is distressed to gain a higher social status.”
[Le titre du minijeu fait référence à une personne qui désire ardemment gravir les échelons de la société]

Il est possible d’interpréter le rejet de Peach de plusieurs manières. On peut parfaitement imaginer qu’elle ne partage pas les sentiments de Mario. Il est également possible qu’elle préfère épouser un prince ou un roi afin de forger une alliance diplomatique et accroître son pouvoir ainsi que sa fortune. Enfin, on peut envisager que Peach désire régner seule et ne jamais officialiser sa relation avec Mario, quels que soient ses sentiments. Bien qu’on puisse regretter que ses motifs ne soient pas explicités, ce rejet démontre que la princesse s’écarte un peu du cliché de la demoiselle en détresse.

Il est néanmoins possible que cette relation soit empêchée par un motif très sérieux : l’inceste. En effet, Mario et Luigi sont nés dans les mêmes circonstances que Peach. Mis à part leur ressemblance frappante, rien ne permet d’assurer que leur lien de filiation soit différent de celui qui les lie à Peach. Il n’est donc pas impossible que la princesse soit en réalité leur sœur, annihilant toute possibilité de relation amoureuse.

La demoiselle en détresse : un bon moteur d’action ?

En dehors des éléments intradiégétiques que nous avons pu collecter et interpréter, ce sont des enjeux extradiégétiques qui déterminent ce qui survient ou non dans un jeu vidéo. Il ne s’agit pas d’oublier que Mario et Peach ne sont pas des personnes, mais de simples personnages et que leurs agentivités, ainsi que la logique qui sous-tend leur univers, sont une illusion.

Ce sont donc les intentions de l’équipe Nintendo qu’il convient d’interroger. La demoiselle en détresse comme moteur de l’action d’une fiction est un leitmotiv éculé. Il permet de justifier la quête du héros et de rendre ses aventures plausibles. Pourquoi se mettrait-il inutilement en danger s’il ne s’agissait que de faire du tourisme ? On pourrait alors se dire que Peach ne peut pas épouser Mario puisque cette résolution, parente du traditionnel “ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants” des contes mettrait un point final à un arc narratif mille fois répété et usé jusqu’à la corde. Peach ne peut pas épouser Mario puisqu’elle doit être enlevée pour répéter l’histoire et faire vendre de nouveaux épisodes.

Moins qu’une motivation, il s’agit en réalité d’un prétexte, d’une excuse, puisque les joueurs et les joueuses qui incarnent Mario oublient bien vite qu’ils défient l’environnement et Bowser pour secourir Peach. Sylvie Craipeau, maîtresse de conférences à l'Institut national des télécommunications (Evry) et chercheuse au laboratoire TechCICO de l'université de technologie de Troyes, explique ainsi que le jeu vidéo est “une activité qui constitue sa propre gratification et qui n’exige pas de finalité”. La princesse comme motivation/récompense est un héritage désuet qui provient d’une littérature datée. L’action vidéoludique n’a pas besoin de ce genre d’artifice, elle se justifie par le simple plaisir qu’elle procure à être réalisée.

Cette affirmation souffle sur les braises du vieux débat entre ludologistes et narratologistes puisqu’elle nie l’importance de la vraisemblance narrative dans les jeux vidéo. Il existe néanmoins une manière très simple de conserver la cohérence fictionnelle, de préserver le cercle magique d’un jeu en imaginant des contextes plausibles, réalistes et d’actualité pour abandonner des mécanismes sclérosés, fades et qui manquent de pertinence. Le périple de Mario pourrait par exemple être motivé par la nécessité d’émigrer, de quitter un royaume en guerre pour un autre, plus paisible. 

Et qui sait ? Si Mario devient roi à son tour, peut-être Peach organisera-t-elle l’enlèvement de Luigi afin d’avoir un levier, un moyen de pression pour négocier des accords commerciaux… À moins que Bowser soit à l’origine de ce kidnapping et que Peach se porte au secours de son (hypothétique) frère ? Une réécriture permettrait probablement de donner un second souffle inattendu et rafraîchissant à leurs aventures.


Sources

 

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