Les jeux vidéo ne sont pas de simples divertissements. Ils sont aussi culturels et politiques. Ils reflètent notre société, la critiquent souvent, et proposent parfois des modèles alternatifs. Quelles sont les revendications portées par les jeux vidéo queer ?
Queer quoi ?
L’adjectif « queer » peut être traduit par « étrange » ou « tordu ». Il s’agit initialement d’un terme stigmatisant qui englobe l'ensemble des minorités sexuelles et de genres. La communauté LGBTQIAP+ se l’est cependant réapproprié. Il désigne désormais plus largement les personnes non-conformes aux normes en vigueur dans la société occidentale blanche. Ce terme fait partie du vocabulaire militant du féminisme intersectionnel. Il s’étend ainsi aux personnes racisées, en situation de handicap ou encore aux individus touchés par la grossophobie. En somme, il s’applique aux identités marginalisées et comporte une dimension politique.
Dépasser le tokenisme et les stéréotypes
Selon la définition du chercheur E. Y. Chang, les jeux vidéo queer vont au-delà du tokenisme présent dans la plupart des titres que l’on pourrait être tenté de considérer comme LGBT friendly. Le tokenisme est une pratique qui consiste « à faire un geste superficiel pour l'inclusion des membres des groupes minoritaires. Cet effort symbolique est généralement destiné à créer une apparence d'inclusivité et à détourner les accusations de discrimination ».
Quelques ressources incontournables
Il me semble nécessaire de donner des exemples pour illustrer ce point. Vous pouvez consulter l’épisode de The Game Theorists qui s’interroge sur le rôle traditionnellement attribué aux personnages transgenres ou qui ont recours au cross-dressing dans les jeux vidéo. On constate ainsi que ces personnages sont généralement des antagonistes souffrant de pathologies psychologiques.
La chaîne Feminist Frequency, initiée par la sociologue Anita Sarkeesian dont le nom ne vous est pas inconnu si vous avez suivi la controverse du Gamergate, offre également de nombreuses analyses thématiques. Je vous recommande les playlists Queer Tropes in Video Games et la première saison de Tropes vs Women in Video Games. Nous abordions déjà les effets de l’hypersexualisation sur les personnages féminins et masculins dans les jeux vidéo.
Les ressources au sujet des personnages en situation de handicap manquent cependant. Vous pouvez vous référer aux archives de Game’Her et consulter nos articles sur l’accessibilité. Enfin, dans un épisode intitulé Not Your Exotic Fantasy, Anita Sarkeesian critique également les représentations des femmes racisées dans les jeux vidéo.
FF7 Mission de cross-dressing dans la chambre de Don Corneos. Final Fantasy VII, 1997 (Square)
De la représentation au gameplay
Y. Chang stipule que les jeux vidéo queer ne se contentent pas de représenter des personnages stéréotypés. Ils mettent en scène les effets du stigmate associé à une identité marginalisée sur la vie d’une personne. Il ne suffit pas seulement de les représenter à travers des codes vestimentaires ou langagiers, ni de les réduire à leur sexualité ou à leurs relations sentimentales. Un jeu vidéo queer propose d’interroger les répercussions de ces identités sur la vie quotidienne ou professionnelle des personnages. Les identités de genre, les orientations sexuelles, le handicap ou la racisation ne sont pas de simples boîtes à cocher. Elles ont une influence profonde sur l’intégralité du parcours d’une personne et sur la façon dont elle est perçue par le reste de la société.
On retrouve ici la dichotomie entre les narratologistes et les ludologistes. Les jeux vidéo ont la particularité de mêler la fiction et l’action. Ils ne se contentent pas de raconter une histoire mais permettent surtout de la vivre par procuration et de l’orienter en fonction des choix opérés par les joueurs. Ils ne donnent pas non plus les pleins pouvoirs aux joueurs. La portée de leurs actions est en vérité limitée par la cohérence fictionnelle. L’action n’est pas gratuite et désintéressée mais motivée par une quête de sens. Elle est dirigée vers des objectifs qui prennent racine dans un récit initial dont il est parfois possible de s’écarter. Les capacités d’action des joueurs dépendent des arcs narratifs disponibles et de leurs ramifications.
La particularité des jeux vidéo queer
Les jeux vidéo queer intègrent donc le parcours des personnages pourvus d’identités marginalisées à leur design narratif et à leur gameplay. Leurs interactions sont étroitement liées à leur identité et diffèrent des possibilités offertent par les personnages qui correspondent davantage à la norme, ou qui se trouvent dans des positions dominantes. À titre d’exemple, un personnage issu des classes sociales supérieures, comme un roi, ne dispose pas des mêmes moyens d’action qu’un personnage issu des classes populaires, comme un paysan.
Pendant la quête "Forbidden City Entry", Link rencontre Vilia alors qu'il tente d'infiltrer la tribue Gerudo, composée (presque) exclusivement de femmes. A cet instant, une rafale de vent soulève le voile de Vilia et révèle sa barbe. Breath of the Wild, 2017 (Nintendo)
Les jeux vidéo queer ont toujours existé
Le premier jeu du genre est un jeu d’enquête intitulé Caper in the Castro et développé par C. M. Ralph en 1989. Dans ce jeu, les joueurs incarnent une détective lesbienne du nom de Tracker McDyke. Cette dernière mène une investigation au sujet de la disparition de son amie, la drag queen Tessy LaFemme.
Des nombreux jeux vidéo indépendants ont émergé depuis. On peut ainsi mentionner ceux qui ont été développés par des personnes appartenant elles-mêmes à la communauté LGBTQIAP+, et qui ont acquis une certaine notoriété. En 2012, la conceptrice Anna Anthropy a publié Dys4ia, un jeu de simulation autobiographique qui permet aux joueurs de “vivre” à leur tour son expérience d’une hormonothérapie. La même année, Merritt Kopas a développé Lim. Ce jeu abstrait et symbolique rend compte de ses difficultés à se déplacer dans l’espace public en tant que femme queer et de la nécessité de passer inaperçue dans la foule pour éviter de subir une agression. Nous vous avions déjà parlé de Mainichi, conçu par la développeuse racisée Mattie Brice, dans un article au sujet des empathy games, qui aborde des thèmes semblables.
Si vous souhaitez en apprendre plus au sujet de l’histoire des jeux queer, vous pouvez consulter le travail de Bonnie Ruberg, un·e chercheur·euse non-binaire nord-américain·e. Iel est co-auteur·ice de Queer Game Studies (2017) et l’auteur·ice de Video Games Have Always Been Queer (2019). Iel co-signe un article de référence en la matière intitulé “Not Gay as in Happy: Queer Resistance and Video Games”. Pour celles et ceux d’entre vous qui n’apprécient pas particulièrement les longues lectures académiques, il existe également une captation vidéo d’une conférence donnée par Bonnie Ruberg à l’université de Berkeley.
Pourquoi est-il important d’archiver l’Histoire des jeux vidéo queer ?
Oeuvrer à la sauvegarde de la culture queer est désormais un enjeu majeur pour les communautés LGBTQIAP+. Des initiatives telles que le LGBTQ Video Game Archive existent déjà pour en témoigner. Initié par la chercheuse Adrienne Shaw qui a co-signé Queer Game Studies (2017) avec Bonnie Ruberg, ce projet documente les références queer présentent dans les jeux vidéo. À titre d’exemple, les contributeurs et contributrices ont relevé les éléments liés aux possibilités de crossdressing dans Animal Crossing: New Leaf.
Comme nous l’avons annoncé en introduction de cet article, les jeux vidéo appartiennent à la culture populaire et sont ainsi vecteurs de sens. Ils sont l’expression et les témoins d’une histoire à la fois collective et individuelle. Les archives nous renseignent non seulement sur l’évolution de la perception des identités marginalisées dans nos sociétés mais également sur les productions réalisées par des personnes queers, ainsi que sur leurs combats. Elles fournissent des matériaux pour traiter de problématiques passées encore inexplorées ou simplement récentes et relatives à l’histoire des identités marginalisées.
Pérenniser cette mémoire, c’est s’assurer que les mécanismes d’oppression ainsi que les stratégies de résistance, de réappropriation et d’empouvoirement à l’oeuvre dans les jeux vidéo ne tomberont pas dans l’oubli. Conserver des données historiques à valeur sociologique permet de fournir les outils nécessaires aux communautés LGBTQIAP+ pour lutter contre les discours naturalistes. Il s’agit également de valoriser un pan de l’histoire vidéoludique invisibilisé jusqu’à présent au profit d’une vision cisnormée et hétérocentrée.
Où trouver des jeux queer ?
Steam vous permet désormais de trouver facilement des jeux qui introduisent des thématiques queer ou comportent des protagonistes LGBTQIAP+ grâce au tag « LGBTQ+ ». Parmi les recommandations, vous trouverez Lost in the Woods (2017, Alec Holowka), dont une illustration figure en tête de cet article. C’est un très joli jeu d’exploration qui comporte des protagonistes LGBTQIAP+. En dépit de ses qualités, il a reçu quelques critiques mitigées de la part de commentateurs queer. Certains lui reprochent de représenter la bisexualité sans la nommer par excès de pudeur.
Il vous faudra faire preuve d’esprit critique et vous renseigner au sujet des titres proposés sous ce label en consultant les avis de personnes concernées ou initiées. Comme nous l’avons déjà expliqué plus tôt, certains jeux vidéo qui se réclament LGBT friendly font en réalité preuve de tokenisme. Ce tag ne garantit pas la qualité ni la sincérité de leur contenu.
Le référencement n’émerge pas des joueurs et joueuses LGBTQIAP+. Ce sont les éditeurs qui l’appliquent eux-mêmes à leurs jeux. Il est ainsi possible que des équipes composées exclusivement de personnes hétérosexuelles et cisgenres aient conçu ces jeux. Or, sans réelle expérience ni expertise en la matière, ces derniers manquent de légitimité. Vous pouvez également avoir accès aux captations vidéo de l’édition 2017 de la Queerness and Games Conference qui se tient tous les ans depuis 2013.
Tous les jeux vidéo peuvent-ils être queer ?
Certains considèrent que tous les jeux peuvent devenir queer. Ils estiment que les produits culturels sont avant tout ce qu’en font leurs utilisateurs/consommateurs. La culture participative qui caractérise les amatrices et les amateurs de jeux vidéo permet de produire des relectures, des détournements ou des interprétations queer de titres qui n’étaient pas conçus dans cette optique. Le phénomène des fanfictions offre de nombreux exemples en la matière. Les développeurs dissimulent parfois dans leurs jeux des double-sens ou des sous-textes queer. Ils ne sont accessibles qu’aux personnes qui maîtrisent les codes de la culture LGBTQIAP+, ses références et son humour.
Cette stratégie permet de s’adresser aux minorités sociales sans perdre les joueurs les plus réfractaires à l’inclusivité. Elle est toutefois discutable. Ne pas prendre ouvertement position en faveur de l’inclusivité et avoir recours à des procédés de dissimulation renforce ces tabous. Cela participe à l’invisibilisation des minorités sociales. Ces producteurs se rendent complices de l’oppression subie par les personnes dont l’identité est marginalisée même lorsqu'ils ne tiennent pas de discours ouvertement LGBTphobes, racistes, validistes ou grossophobes.
Les avatars peuvent acheter et porter n'importe quelle tenue indépendamment de leur genre. Les PNJ ne manqueront pas de vous faire des remarques quant à vos goûts vestimentaires. Animal Crossing: New Leaf, 2012 (Nintendo)
Concevoir des jeux vidéo radicalement queer
La culture queer, dans les jeux vidéo comme ailleurs, est une culture résistante. Elle s’oppose aux normes pour se démarquer et exister en usant d’hyperboles et de détournements comme la fabuloussness (flamboyance) ou le queer art of failure (art queer de l’échec). Il s’agit ainsi de contrer les valeurs traditionnellement véhiculées dans le jeux vidéo. Certains accumulent les échecs et les morts les plus extravagantes au lieu de chercher le succès à tout prix. Les jeux vidéo queer semblent ainsi incompatibles avec les jeux vidéo mainstream.
Les jeux vidéo indépendants produits par des personnes queer apparaissent ainsi être les seuls à pouvoir bénéficier de l’appellation queer. Ce positionnement radical a pour objectif d’empêcher toute récupération assimilable à du pinkwashing. Le terme de pinkwashing est utilisé dans les milieux militants pour critiquer les entreprises qui usent des codes de la culture LGBTQIAP+ comme levier marketing sans réellement oeuvrer à soutenir les minorités sociales dans l’acquisition de leurs revendications.
Pour être radicalement queer, les jeux vidéo doivent être conçus en dehors du circuit de production classique. Les figures de proue du microcosme vidéoludique queer invitent les autodidactes à s’affranchir des outils de production coûteux et à réaliser leurs propres jeux de manière artisanale. Vous pouvez en apprendre plus à ce sujet en lisant l’article “Just making things and being alive about it: the queer games scene” de Brendan Keogh sur Polygon. L’aventure vous tente ? Sachez qu’il existe des initiatives telles que des workshops vous proposant d’apprendre à hacker la culture vidéoludique dominante.