Nous vous parlions il y a peu de l’alimentation en LAN et des difficultés rencontrées par les joueurs pour y trouver une offre diversifiée. La nourriture occupe une place importante dans l’industrie vidéoludique à plusieurs niveaux. Du sponsoring aux serious games éducatifs en passant par le gameplay et le graphisme, l’alimentation est omniprésente dans les jeux vidéo. Comment la représentation de la nourriture nous renseigne-t-elle sur la philosophie des jeux vidéo ?
L’alimentation comme pratique socio-culturelle
L’alimentation change de forme d’une culture à l’autre. Les aliments consommés varient en fonction de contraintes géographiques liées à la disponibilité, au climat, à la transportabilité, etc. Les rituels et les traditions qui entourent cette activité sont également divers. L’heure des repas n’est pas la même dans toutes les cultures et les ustensiles à disposition sont différents. Certains passent un temps considérable “à table” tandis que d’autres optent pour une alimentation nomade. Dans certaines cultures, l’alimentation est associée à des pratiques sacrées ou religieuses, elle peut-être un moment à partager en famille ou une activité solitaire n’ayant d’autre objectif que de se sustenter pour subvenir à ses besoins primaires et assurer les fonctions vitales de son organisme.
En somme, manger n’est pas un geste anodin. L’alimentation est un sujet politique qui renvoie à des notions comme le pouvoir d’achat ou aux politiques de santé publique. Cette pratique comporte une multitude de sens auxquels il convient de prêter une attention particulière afin de saisir la portée des messages explicites ou implicites dont les produits culturels comme les jeux vidéo sont chargés.
À titre d’exemple, le dessin animé Pokemon a été adapté pour le marché occidental. Les onigiris de la version originale japonaise ont ainsi été remplacés par des burgers, entre autres. Ce procédé, qui consiste à “traduire” un jeu d’une culture à une autre, est appelé “localisation”
La question de l’alimentation dans Pokemon soulève encore bien d’autres questions puisqu’on découvre qu’il est possible de consommer nos fidèles compagnons, notamment les magicarpes. Tout bien réfléchi, cela revient à consommer du lapin ou du cheval dans la vraie vie alors que ces derniers sont aussi des animaux de compagnie. On peut toutefois s’interroger sur le statut des Pokemon de type plante. Peut-on faire sécher des joliflors pour en faire un pot-pourri ou faire revenir un mystherbe à la poêle ?
Il faut toutefois souligner qu’à l’exception du lait Meuh Meuh, très peu de produits animaux sont consommables dans les jeux Pokemon.
Du cannibalisme au végétarisme
Vous vous attendez peut-être à ce que le cannibalisme apparaisse exclusivement dans des titres de survival horror ? Vous serez peut-être étonnés d’apprendre que des jeux vidéo aussi inoffensifs qu’Animal Crossing : New Leaf contiennent des exemples savoureux en la matière. Se nourrir n’est pas nécessaire dans Animal Crossing mais la possibilité vous est toutefois offerte de consommer les fruits que vous récoltez ou de donner des poissons ou des fruits de mer à certains personnages spéciaux qui s’en délecteront et vous récompenseront pour ce service. Il vous est également possible de meubler votre maison avec des petits plats cuisinés. Le problème, c’est que les villageois sont des animaux et que certains plats relèvent du cannibalisme. C’est le cas avec Dindou et la dinde de Thanksgiving, par exemple.
Ainsi, comme nous l’expliquions plus haut, les représentations liées à l’alimentation dans les jeux vidéo sont porteuses de valeurs ou d’une philosophie. Représenter des plats à base de viande revient ainsi à promouvoir le carnisme, c’est-à-dire une idéologie favorisant la consommation de produits animaux.
L’industrie vidéoludique a ainsi recours au placement de produits alimentaires pour amortir ses frais de production. Elle participe ainsi bien à une forme d’incitation à la consommation. On trouve ainsi les produits Doritos dans Metal Gear Solid ou encore les Cup Noodles de Nissin dans Final Fantasy XV. Certaines marques vont encore plus loin en produisant leurs propres jeux, appelés advergames. De célèbres chaînes de fast-food ou de céréales, comme Cookie Crisp (Nestlé) ciblent ainsi éhontément les enfants.
Les défenseurs de la cause animale ont riposté avec humour pour protester et résister à la culture vidéoludique dominante en matière d’alimentation. Le célèbre jeu de cuisine Cooking Mama (Nintendo, 2006) a ainsi été parodié en 2008 par le studio peta2 pour devenir Cooking Mama : Mama Kills Animals. Dans ce titre, Mama décide de réaliser un festin pour Thanksgiving. Il nous faut alors plumer et éviscérer la pauvre volaille pour préparer le repas. À la fin du jeu, Mama redevient l’adorable cheffe que nous connaissons et nous encourage à passer à une alimentation végétarienne.
Les aventures de Mama ne s’arrêtent pas là puisque un reboot intitulé Cooking Mama : Coming Home to Mama est annoncé sur la Switch et proposera un mode végétarien. Ce n’est toutefois pas le premier jeu du genre puisque The Legend of Zelda : Breath of the Wild (Nintendo, 2017) avait déjà été conçu pour permettre de s’alimenter sans tuer d’animaux.
La nourriture comme vecteur d’émotion
La nourriture est un formidable vecteur d’émotions. Elle génère du stress lorsqu’elle vient à manquer ou peut être un ressort comique. Elle peut aussi participer activement au réalisme des jeux de simulation sociale qui permettent de créer du lien avec d’autres joueurs ou des personnages en partageant des denrées alimentaires. C’est par exemple une mécanique exploitée dans Animal Crossing avec les fruits et le café.
Par ailleurs, en captant les jeux de lumières et en reproduisant les différentes textures de nos aliments favoris, les graphistes sont capables d’éveiller en nous des souvenirs tendres et de la nostalgie. Dans Persona 4, le Mega Beef Bowl est un plat qui n’est servi que les jours de pluie. On peut ainsi l’associer à de la comfort food, c’est-à-dire un aliment réconfortant que l’on apprécie après une journée difficile. Il peut aussi s’agir d’une forme de récompense ou d’une madeleine de Proust. Bien entendu, chacun d’entre nous possède ses propres préférences en la matière, mais il nous est possible de nous identifier aux personnages et d’entrer en empathie avec eux. À cet égard, le film d’animation sino-japonais Flavors of Youth (2018) peut donner un éclairage intéressant quant à la manière d’interpréter le Mega Beef Bowl Challenge de Persona 4.
Mega Beef Bowl (Persona 4)
Est-il éthique de tuer (des animaux) dans les jeux vidéo ?
S’intéresser à la culture vidéoludique, c’est interroger son éthique. On peut alors se demander s’il est acceptable pour les personnes végétariennes de “consommer” des produits animaux dans les jeux vidéo. Pour répondre à cette question, il convient d’abord de convenir qu’il s’agit avant tout d’un choix personnel motivé par la sensibilité de chacun. On peut ensuite accorder aux jeux vidéo qui s’inscrivent dans une période historique et/ou une air géographique précise la nécessité de proposer une certaine cohérence et d’éviter les anachronismes. Il ne s’agit donc pas de convertir tous les jeux vidéo au végétarisme mais d’utiliser son esprit critique pour déterminer s’il est indispensable ou non de promouvoir (exclusivement) le carnisme. La gastronomie possède une histoire captivante qui, utilisée à bon escient, peut fournir des éléments de gameplay et des scénarios innovants, ou encore apporter de l’épaisseur à un personnage.
La question de l’éthique et de la morale dans les jeux vidéo est vaste et s’étend bien au-delà des enjeux liés à la représentation de l’alimentation. Faire cuire un poisson dans un jeu vidéo peut sembler bien inoffensif en comparaison d’autres actions requises par de nombreux titres. On pense plus particulièrement aux crimes de guerre. Call of Duty : Modern Warfare, dont la sortie est annoncée pour la fin du mois d’octobre 2019, a ainsi généré une polémique autour de la représentation du phosphore blanc, une arme chimique comparable au napalm. Il s’agit avant tout d'interroger toute forme de violence présente dans notre medium de prédilection et de comprendre quel message se cache derrière l’usage qui en est fait. Est-il vraiment concevable de maltraiter des animaux et d’anéantir des populations entières à des fins de divertissement ? La philosophie et le message politique véhiculés par ces actes doivent faire l’objet d’une analyse au cas par cas.